Légende danoise, mythe littéraire, fameux personnage du théâtre shakespearien, Hamlet représente depuis plus de quatre siècles l’un des plus fascinants défis du monde théâtral. Inscrivant son travail dans une histoire d’écriture et de réécriture déjà ancienne, Bertrand Sinapi ose avec Hamlet ou la Fête Pendant La Peste des jeux de rôles parfois inaboutis, mais dont le résultat est indéniablement évocateur et intéressant.
Mettre en scène Hamlet aujourd’hui, c’est un pari pour le moins risqué. Car ce n’est pas seulement s’attaquer à une œuvre-phare de la littérature théâtrale ; c’est aussi assumer l’héritage de tout ce que le mythe d’Hamlet brasse de fantasmes, qu’ils soient politiques, philosophiques, ou tout simplement oniriques. L’ensemble du théâtre de Shakespeare a ceci de particulier qu’il a su explorer les facettes les plus sombres de l’humanité, ses tréfonds les plus complexes et les plus obscurs à une époque où l’on ne reconnaissait pas encore l’existence de la psyché. Bien avant que Freud ne passe par là, Shakespeare sondait les arcanes de l’âme humaine.
D’Hamlet, ce que Bertrand Sinapi et Amandine Truffy ont voulu retenir, c’est l’enjeu de pouvoir que représente son dilemme d’action. Qui détient le pouvoir, qui le prend, qui veut s’en emparer, qui rivalise, et quels sont les choix que chacun des protagonistes de la tragédie effectue pour se placer par rapport à ces questions ? C’est ainsi que les deux artistes ont conçu ce qu’ils présentent non comme une « adaptation », mais comme une « variation » sur le thème d’Hamlet. Ce « doux prince » doit agir mais ne le fait pas. Parce qu’il n’agit pas, la fatalité se crée. En agissant, ou en n’agissant pas il interroge le rapport de chacun au pouvoir pris ou subi.
Hamlet ou La Fête Pendant la Peste - Théâtre de la Manufacture de Nancy du 28 au 1er mars 2012
Pour ce faire, Bertrand Sinapi, qui a mis en scène et réécrit la pièce d’après le célèbre auteur élisabéthain, et Amandine Truffy, qui non seulement interprète Ophélie mais s’est occupée de la dramaturgie, ont opté pour un parti pris audacieux : celui d’éclater l’unité de la pièce, de décentrer son enjeu du héros-titre. Dès lors, certains seconds rôles prennent plus de valeur. De grandes tirades se répercutent en écho dans les songeries des différents personnages. Celui qui se pose la question de l’être ou du non-être, par exemple, n’est plus seulement Hamlet. Ophélie prend également le devant de la scène. Le destin qui l’attend, on le connaît : mais la folie et la mort ne sont plus subies. Ophélie est désormais maîtresse de son sort, tragique, certes, mais peut-être pas si aliénée. Horatio a également droit à de beaux monologues. Quant à Claudius, lui, il n’est pas seulement un tyran assoiffé de pouvoir ; il est un politicien conscient des enjeux mondiaux, à la fois responsable et abusif.
Ainsi cette variation sur Hamlet nous parle d’hier et d’aujourd’hui, mêlant le texte de Shakespeare et la réécriture de Bertrand Sinapi, inspirée par des discours politiques diachroniques, avec force. Cet Hamlet, c’est indéniable, interpelle. Pas seulement le / la citoyen-ne enfoui-e en chacun-e de nous, mais aussi et surtout cette part de nous-même sans cesse enfermée dans ce même dilemme à divers degrés, de devoir choisir entre rester embourbé-e dans le confort emprisonnant de l’inaction ou de se faire violence en agissant. Dilemme que proclame d’ailleurs la plus célèbre citation d’Hamlet, répétée plusieurs fois au cours de la pièce et par plusieurs personnages :
« Être, ou ne pas être, telle est la question.
Y a-t-il plus de noblesse d’âme à subir
la fronde et les flèches de la fortune outrageante,
ou bien à s’armer contre une mer de douleurs
et à l’arrêter par une révolte ? »
Son autre force est d’éviter le didactisme : agir ou non, l’aspect vertigineux de la question est représenté dans toute son horreur, mais aucune réponse n’est imposée au spectateur. Bertrand Sinapi lui accorde cette liberté sartrienne qu’est le choix.
Il serait toutefois faux de prétendre qu’Hamlet ou La Fête Pendant la Peste est exempt de maladresses. On regrettera peut-être, par exemple, certains monologues trop descriptifs, trop explicatifs – tels que celui qui conclut la pièce, superflu – qui alourdissent le propos. De même, le décor évoque un peu trop littéralement les barreaux d’une prison, quand le texte suffisait amplement à faire ressentir l’enfermement des personnages et de ce royaume où « quelque chose est pourri ».
Néanmoins la relecture de ce mythe est tout-à-fait intéressante et a le mérite de poser des questions plus rarement posées à partir d’Hamlet, quand tant de gloses en ont déjà été effectuées. Et parce qu’elle sollicite à ce point l’opinion, parce qu’elle force le spectateur à se positionner sur ce qui lui a été représenté, et le renvoie à son propre rapport à l’action, ou plutôt à la capacité d’action, qui fait si cruellement défaut à Hamlet – tragédie dramatique au sens étymologique du terme, puisque « drama » en grec ancien signifie « l’action » – elle vaut incontestablement le détour.
Raphaëlle Chargois.
Hamlet ou La Fête Pendant la Peste, d’après William Shakespeare. Ecriture et mise en scène : Bertrand Sinapi. Dramaturgie : Emmanuel Breton et Amandine Truffy.
Avec : Jean-Baptiste Anoumon (Horatio) ; Marco Lorenzi (Polonius) ; Isabelle Mazin (La Reine) ; Christophe Odent (Claudius) ; Valéry Plancke (Laertes, Francisco, Guildenkrantz) ; Bryan Polach (Hamlet) ; Amandine Truffy (Ophélie)
Au Théâtre de la Manufacture, à Nancy du 28 février au 2 mars. Représentations mardi 28, mercredi 29 février et vendredi 2 mars à 20h30 ; jeudi 1er mars à 19h00.
Plein Tarif : 21 € ; réduit : 16 € ; jeunes : 9 €.