INTERVIEW. Déléguée nationale du syndicat Unité SGP Police-FO dont elle est l'une des figures les plus médiatiques, Linda Kebbab a publié le 7 octobre dernier son premier livre "Gardienne de la paix et de la révolte". Un éclairage sur le malaise policier et un état des lieux du système porté à l'écrit par une plume ciselée et rythmée. Elle répond à nos questions. 

G lettreardienne de la paix et de la révolte, c’est le titre de votre livre paru en octobre. Un texte aussi puissant qu’un uppercut que l’on pourrait définir également comme un plaidoyer pour la corporation que vous représentez.  Puis, cet état des lieux du système, une police à bout de souffle et en perte de repères. Considérez-vous aujourd’hui que le point de rupture a été atteint ?
 

Je pense très sincèrement qu’il y a un point de rupture qui a été atteint et même dépassé, mais j’ai l’intime conviction que rien n’est définitivement perdu. Qu’il y a encore une chance aujourd’hui de revenir en arrière. 

Il y a des mots qui reviennent comme des boomerangs dans votre livre tels que la colère, l'indignation, les préjugés…  Il est question très vite dans cet ouvrage, des troubles et des séquelles d’une corporation meurtrie. Ce qui interpelle, c’est la défiance voire la violence d’une certaine partie de la population à l’encontre des policiers de terrain. Vous en avez été victime en tant que policière, frôlant la mort en intervention. Plus tard, vos prises de paroles au moment des mouvements de gilets jaunes vous ont aussi valu des flots de messages injurieux voire des menaces de de viol et de mort dont vous faites l’écho dans ce livre. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur ces faits ? Subissez-vous encore des menaces ? 

Ce sont des éléments qui forgent. Au moment où on les vit, on ne se rend pas compte de leur portée, mais avec du recul aujourd’hui j’en mesure la violence. Toujours sur le devant de la scène, l’institution est souvent pointée du doigt. Ces évènements ne sont pas anecdotiques, mais symptomatiques d’une situation de société qu’il s’agisse de mon parcours personnel, de ce que je peux dénoncer dans le syndicalisme policier, de l’institution, des souffrances de la révolution managériale qui devrait être la première chose à gérer, du police bashing... Une haine qui est travaillée à des fins idéologiques. 

Aujourd’hui, les injures ont toujours cours. Je pense que la crise des gilets jaunes a crispé énormément de personnes et je tente d’expliquer pourquoi dans le livre. L’ouvrage a sans doute aidé à sortir de ces préjugés, des a priori sur la personne que je pouvais être, sur mes idées, mon engagement syndical et policier. Aujourd’hui les menaces existent toujours, mais elles sont plus codifiées, issues de mouvements extrémistes qui sont dans un objectif idéologique de destruction. Évidemment comme je ne corresponds pas à leurs arguments idéologiques, cela se dirige vers l’une de ses représentantes qui, en plus, concentre tous les a priori de leurs discours qu’ils nourrissent à l’égard de l’institution. Mais de l’autre côté, j’ai le sentiment d’avoir convaincu une partie de nos concitoyens. De nombreux lecteurs gilets jaunes m’ont écrit pour me dire que finalement ils s’étaient plantés sous le coup de la colère, je reçois même des encouragements. Néanmoins, évidemment il y a toujours des menaces de mort et de destruction de la part de ceux qui ont des vocations politiques et idéologiques. 

Dans le livre, vous ne masquez pas votre défiance au livre blanc sur la sécurité intérieure destiné à définir les stratégies du ministère de l’Intérieur pour ces prochaines années. Il y a quelques jours, Gérard Damarnin évoquait son souhait d’une nouvelle répartition territoriale des zones police et gendarmerie et faisait plusieurs annonces. Comme celle de la création d’une Direction départementale unique de la police nationale dans trois départements métropolitains. Ce projet doit être expérimenté pendant un an avant qu’il ne soit généralisé s’il s’avère toutefois concluant. Le ministre parle de ces propositions comme d’une « révolution positive pour les policiers de terrain », dans un entretien daté de dimanche 15 novembre au Parisien. Ça vous inspire quoi ?

Une évolution peut-être, mais une révolution positive, non ! Il s’agirait d’abord de démonter tout ce qui crée aujourd’hui des dysfonctionnements internes, je parle notamment de la police nationale, pas de la gendarmerie qui est encore une autre organisation. Cela dit, et sans avoir la prétention de parler à leur place, la gendarmerie souffre aussi, mais elle s’entoure d’une omerta bien plus forte. J’ai également des retours de gendarmes qui se retrouvent dans mes propos et nos revendications syndicales de manière générale. 

Les DDPN, il n’y a rien de révolutionnaire, c’est une piste qu’avait proposé notre organisation syndicale, il s’agissait de regrouper les différentes filières professionnelles de la police au sein même d’un département pour créer une sorte de coordination. Aujourd’hui sur les départements, la sécurité publique est à part, tout comme le renseignement ou encore la PJ également... Sans coordination entre elles. La DDPN a vocation à créer une coordination de police nationale au sein d’un territoire, là où aujourd’hui chacun travaille de son côté. Pour ça, c’est une bonne chose, ça permet de faire évoluer les méthodes de travail. Il faut espérer que chaque direction aujourd’hui existante soit coopérative.

La grande évolution attendue pour la police nationale, elle est interne et notamment managériale. C’est-à-dire la politique du chiffre, dont on dit qu’elle a été arrêtée du point de vue politique, a toujours cours au sein de la police nationale, puisqu’une partie de la rémunération des chefs de service se fait sur la base de ces chiffres. Je donne des exemples dans mon livre notamment sur la quantité de verbalisations, le nombre de tirs effectués par les fonctionnaires chaque année, les absences... 

Il faut mettre fin à la politique du chiffre pour favoriser un peu plus la qualité. Et, aussi la mise en place d’un management bienveillant, on en manque cruellement. Cela se traduirait par une amélioration dans le travail des agents. La police n’échappe à cette règle managériale propre à toutes les branches professionnelles, aujourd’hui c’est un grand mal. Alors, on peut organiser les directions autant qu’on veut, mais si en interne ça ne fonctionne pas, si la scission que l’on fait du corps des gardiens de la paix, des officiers et plus haut des commissaires perdure, ça ne fonctionnera toujours pas ! Ce n’est pas l’organisation des directions qui importe, mais c’est plutôt la relation qu’il y a des différents corps de la police nationale qu’il faut retravailler très sérieusement. 

Question d’actualité, avec la proposition de loi sur la « Sécurité globale » et notamment sur l’article portant sur l’action d’interdiction de filmer ou photographier la police. Vous en aviez fait un casus belli. Cette proposition de loi répond-elle à vos attentes ?

La sécurité globale est un vaste sujet, cet article 24 souffre d’une grande méconnaissance, il ne s’agit pas d’interdire de filmer les policiers ni même de diffuser des actions de police, quelles qu’elles soient, il y a 3 millions d’interventions de police sur la voie publique tous les ans. N’importe qui, associations, citoyens, et même des journalistes pourront continuer à filmer et à diffuser images, il ne s’agit pas d’empêcher le travail d’information, mais d’un progrès de société. Un sujet humaniste, je pense, qui va au-delà de ce que la loi de 1881 (NDLR: sur la liberté de la presse) pouvait proposer à une époque où le média n’était pas ce qu’il est aujourd’hui en France et qui consiste à ce que les visages des policiers soient le moins identifiable possible. Certaines rédactions font déjà l’effort pour des raisons éthiques et morales de flouter le visage des policiers de sorte qu’il ne soit pas visible. Des policiers victimes des black blocs ou du copwatching avec la prise d’images de policiers qui sont souvent décontextualisés, l’objet de mensonges, fakes news avec un appel de les identifier et à donner des adresses... C'est là-dessus que le texte s'oriente. Le travail journalistique sera donc inchangé et dans l’absolu dans l’article de loi c’est la diffusion avec l’intention de nuire qui est retenue.

Qu’est qui prime le plus ? Est-ce que c’est la vitesse à laquelle on doit donner l’information ou est-ce que c’est la préservation de l’identité de femmes et d’hommes qui sont ni plus ni moins que des humains ? Il y a 150 ans, il pouvait apparaitre aberrant de donner des jours de congé à des employés pour qu’ils puissent se reposer chez eux en étant payé, ça nous parait aujourd’hui tout à fait normal. Aujourd’hui on peut aussi s’interroger si notre société, progressiste, peut accepter que des humains, que leurs enfants, leurs familles, puissent vivre dans la terreur sous prétexte qu’ils se sont engagés dans la police.

gendarmerie090120Manifestation contre la réforme des retraites à Nancy en janvier 2020 / photo ICN.fr

Gilets jaunes decembre NancyManifestation Gilets Jaunes / Décembre 2019

 

Que répondre à Amnesty International qui martèle que cette proposition va « empirer la situation » et s’inscrire dans « un déni de violences policières qui va creuser le fossé entre les populations et les forces de l’ordre » ?

Il ne s’agit pas du tout d’empêcher de filmer, de diffuser des images, d’actions de police. L’article s’inscrit d’abord à la suite de nombreuses vidéos du type snaptchat et Telegram qui sont diffusés dans les quartiers. Ce sont des images de policiers filmés en patrouille qui sont en lutte contre la criminalité, le trafic de stups, la rapine, le vol... C’est ça, le quotidien des policiers, pas les manifestations. Ce que l’on cible aujourd’hui ce sont d’abord ces policiers qui sont, tous les jours, agressés parce qu’ils sont policiers. Je trouve ça tellement déplorable de la part d’Amnesty de ne pas défendre la seule institution dans laquelle des femmes et des hommes engagent leur intégrité physique et leur vie pour celles des autres et je ne ferai pas la liste des policiers morts ou blessés pour protéger les autres. En plus, Amnesty donnent le sentiment que les violences policières c’est le quotidien. Je le répète, trois millions d’interventions de police tous les ans avec 99,96 % des interventions qui se passent très bien, de façon carrée et dans un cadre légal. Les 0,04 % font l’objet d’une intervention IGPN pour des plaintes et signalements.

Je ne comprends pas qu’on puisse se prétendre être une association humanitaire et dire des femmes, des hommes, des enfants dont les parents ont choisi ce métier et bien que c'est « tant pis pour eux ». Non, ce ne sont pas mes valeurs. Moi, mon job, c'est de défendre tout le monde, même ceux qui haïssent la police.

 

A cela s’ajoute une violence installée jusqu'aux pieds des immeubles. Des phénomènes accompagnés parfois de tirs de mortier d’artifice ciblant la police ou bien les sapeurs pompiers, qui ne sont plus l’apanage des grandes villes ou seulement liées à des contextes particuliers comme le Nouvel An. En Meurthe-et-Moselle, ces violences urbaines sont constatées à Longwy, Villerupt, Vandoeuvre, Toul ou Nancy. Que se passent-ils dans ces quartiers sensibles et que réclament les policiers ? On entend les syndicats de police clamer le « davantage de moyens », la demande d’« une vraie réponse pénale » ou encore la demande d’un vrai plan Marshall pour la sécurité ? 

Le plan Marshall, c’est une autre organisation syndicale qui la demande, mais qui s’inscrit, il me semble dans la surenchère verbale. Il y a une vraie question sur l’état de notre société et sur le niveau de violences qui est imprégné, on a constamment le discours selon lequel il faut lutter contre toutes les formes de violence. Or, il y a idéologiquement l’idée que la violence contre les forces de l’ordre, c’est une violence légitime, voire acceptable, moralement. Dans les quartiers notamment, les attaques contre les forces de l’ordre que ce soit au mortier ou bien les caillassages ne sont pas considérés comme des dévalues morales, mais des plus-values. Elles sont même, des totems, pour certaines personnes qui se targuent d’avoir attaqué des policiers ou des pompiers parce qu’ils sont des représentants de l’état.

« ... on a laissé les banlieues se consummer petit à petit. C'est encore pire.  »

Linda KEBBAB

Il y a une couardise politique et administrative sur ce sujet-là, c’est-à-dire qu’on laisse depuis un petit bout de temps, couver l’idée et l’acceptation selon laquelle cette violence peut être une soupape de libération dans le quartier et on la laisse se faire en se disant qu’elle évite l’embrasement général.

On ne s’est pas rendu compte que depuis 20 ans en laissant un peu plus de terrain chaque fois et de violences sur les forces de l’ordre et les pompiers ou toute représentation de l’état, on a progressivement légitimé, donné un cadre presque légal à ces violences. Là où on est venu chercher une paix sociale en réalité on a laissé se consumer cette même paix sociale. 

Je suis régulièrement opposée à mon administration qui refuse parfois de laisser savoir que des policiers ont pu être attaqués dans des quartiers notamment au mortier sous prétexte ne ne pas stigmatiser une commune. Mais, il ne s’agit pas de stigmatiser une commune, mais de parler de la souffrance, celle des policiers, mais aussi d’une partie de la population qui vit finalement dans cette criminalité constante avec ce sentiment de ne pas être protégé.

Et, c’est comme ça qu’on abandonne des territoires et des populations qui se disent que cette sécurité là, qui est pourtant un engagement régalien, d’assurer la protection à n’importe quelle personne sur le territoire, pauvre ou riche, ce principe même de la mission régalienne et bien ils n’y ont pas droit. Faire de l’omerta ou mettre de la poussière sur le tapis ou faire la politique de l’autruche,  appelons ça comme on veut... D’avoir des positionnements très frileux qui ont vocation à cacher les choses, je pense que progressivement ça a donné une légitimité à ces violences. Ne pas en parler sous prétexte de ne pas laisser s’embraser les banlieues on a finalement laissé les banlieues se consumer petit à petit. C’est encore pire.

Incendie longwy 090420Incendies volontaires à Longwy (Pays-Haut).
 

On a le sentiment en refermant le livre que la tâche pour les forces de police est immense au regard de la kyrielle d’enjeux à laquelle elle doit faire face…Vous dites avoir lancé un groupe de réflexion, think tank sur les questions de sécurité. Où en êtes-vous sur ce sujet ?  

Le confinement a malheureusement figé un peu les choses, ceci dit tout est prêt pour débuter. Ce think tank sera inédit en France, il n’existe pas de laboratoire transpartisan qui regroupe tous les acteurs de la sécurité en France. Il y aura des magistrats, représentants de la sécurité privée, des militaires, des gendarmes, des experts en sécurité, des policiers municipaux... On a créé notre bureau fondateur, nous avons des membres externes... Avec le confinement on ne peut pas se rencontrer alors on attend la fin du confinement pour lancer physiquement la chose. Concrètement c’est là, ça existe. Je suis optimiste sur ce que ça va donner parce qu’on est vraiment différents, avec des profils et parcours différents, rattachés à aucune idéologie.

À l’adolescence vous nourrissiez le projet de devenir journaliste de guerre, votre mère vous pressentait avocate, finalement vous êtes devenue policière puis syndicaliste pour défendre la voix des policiers de terrain, avec des convictions chevillées au corps. Et demain ? Est-ce que la sphère politique pourrait vous intéresser pour, cette fois-ci, légiférer sur certains sujets ?  

On me pose souvent la question. Sincèrement je n’ai pas d’appétence particulière pour la chose politique. Bien sûr, il y a toujours un contact avec le monde politique lorsqu’on est dans le syndicalisme, mais je suis attachée à deux choses. D'une part, la sécurité parce que c’est aussi mon témoignage familial, mes parents sont originaires d’un pays où il y a eu une guerre civile parce que la sécurité était corrompue ou absente. J’ai la conviction que d’être en sécurité dans son pays, c’est l’être au plus profond de soi et de pouvoir jouir de ses libertés, sans sécurité il n’ ya pas de liberté, j’y suis très attachée. La seconde, c’est l’amélioration de la condition humaine et évidemment ça passe par le milantantisme syndical, donc aujourd’hui je m’y retrouve pleinement. La seule qui pourrait m’intéresser à la politique c’est seulement et si seulement je peux aider à améliorer ces deux plans. Faire de la politique pour faire de la politique ça ne m’intéresse absolument pas, on m’a déjà démarché. Je ne me sens ni prête ni en mesure. J’ai le sentiment que la politique entrave. J’ai besoin de réfléchir, de proposer, d’analyser et d’avoir la liberté d’être dans la proposition et pas juste une représente d’une majorité ou d’un parti.

Gardienne de la paix et de la revolteEn librairie : Gardienne de la paix et de la révolte, de Linda Kebbab. Essai paru le 7 octobre 2020, éditions Stock. 288 pages.19,50 euros. 
Elle a le verbe haut et les convictions chevillées au corps. Linda Kebbab, 38 ans, gardienne de la paix et syndicaliste à Force Ouvrière, se bat dans les médias et face aux énarques de sa hiérarchie pour défendre sa corporation : cette police dénigrée, à bout de souffle et en perte de repères. Au fil des pages, cette « gardienne de la paix et de la révolte » nous emmène au cœur de son quotidien : son travail sur des propositions de loi, son écoute et son soutien auprès de collègues épuisés, son combat syndical… Et ses coups de gueule sur le ring des plateaux télé, notamment pendant la crise des gilets jaunes. Une crise sur laquelle elle revient, accusant sa hiérarchie de s’être retranchée derrière les policiers, lesquels ont pris de plein fouet une colère citoyenne… qu’ils partagent le plus souvent. Au « devoir de réserve », Linda Kebbab préfère les mots « vérité » ou « bien public », mettant au-dessus de tout cette mission de protection qui, pour elle, devrait être celle de la police. Elle revient aussi sur son parcours et brosse le portrait d’une jeune femme née de parents algériens, analphabètes, qui a grandi dans les cités de Vaulx-en-Velin et a perdu très tôt sa famille. Un livre à la fois militant et personnel, touchant, énergique – nécessaire. 

 

 


 Propos recueillis par Clélia Scopel

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