Très riche, le nouveau film d’Olivier Assayas, ancien critique, notamment pour les prestigieux Cahiers du Cinéma, réalisateur des Destinées Sentimentales, Clean, et plus récemment de L’Heure d’Eté revient sur les aspirations de la jeunesse des années 1970 en suivant le parcours d’une bande de lycéens en pleine recherche d’eux-mêmes. Une thématique qui n’est pas sans lien avec le parcours personnel du cinéaste, qui a pioché dans ses propres souvenirs pour faire le portrait de cette génération « née du chaos ».

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Olivier Assayas -photo DR

Le film commence dans l’effervescence de l’après-Mai 68 et se focalise ensuite davantage sur les destins individuels des personnages. Mais même là, il ne résout pas toutes les questions qu’il pose. Pourquoi ?

Olivier Assayas : Tout simplement parce qu’à 17 ou 18 ans, on n’a pas résolu toutes les questions ! On est sur les starting-blocks d’une vie à venir dont on ne connait pas les mystères. On est devant quelque chose qui est extrêmement rempli de dangers et de potentialités, qui est la vie, donc d’une certaine façon si tout était résolu à 17 ou 18 ans, le monde serait bien différent. Mais disons que le film / le récit, laisse chacun des personnages face à des choix. Des choix qui étaient proposés, possibles à cette époque-là et qui sont évidemment très différents de ceux que propose la société d’aujourd’hui, qui est infiniment plus matérialiste et qui effectivement fait qu’à 17 / 18 ans, les gens sont déjà sur des rails, et ça c’est terrifiant ! Ils ont déjà des projets de carrière, des plans, ils savent exactement ce que sera demain, ils en sont déjà presque à prévoir leur retraite ! C’est presque incompréhensible pour quelqu’un d’aujourd’hui que ces personnages n’en soient pas là, mais pour quelqu’un qui a grandi à cette époque, la vie n’était pas écrite. Ça restait assez mystérieux.

 

Le film est en grande partie autobiographique et se situe dans un contexte historique très précis, assez pesant j’imagine. Comment construit-on une fiction en s’affranchissant de toutes ces contraintes ?

Olivier Assayas : Disons que c’est un film où il y a le moins de fiction possible de ce point de vue-là, c’est-à-dire où l’anecdote est pour l’essentiel fondée sur l’autobiographie. C’est-à-dire que tous les éléments sont suscités, inspirés par des faits réels, mais pas forcément dans le bon ordre, pas forcément en suivant un raisonnement scientifique.

Surtout quand j’évoque le trajet de Gilles, le personnage central, qui est celui qui a le plus à voir avec une forme d’autobiographie. Mais cette autobiographie n’est pas dispatchée chez tous les personnages.

   La façon dont je le vois maintenant c’est que j’ai l’impression qu’on est, les uns et les autres, à cet âge-là, non pas uniquement définis par ce qu’on a fait mais aussi par ce qu’on n’a pas fait ; c’est-à-dire ce qu’on a rêvé, fantasmé, et qu’au fond dans le souvenir, ce qu’on a fait et pas fait se mélangent. En tous cas ils ont la même valeur parce qu’au fond c’est comme ça ; c’est en suivant une voie plutôt qu’une autre qu’on s’est soi-même constitué.

  Donc quand j’ai commencé à écrire en pensant plutôt au trajet de Gilles, je me suis assez vite rendu compte qu’il fallait aussi que je raconte celui des autres, de ses amis, de tous ceux qui l’entouraient. Si le film a une dramaturgie, je ne le sais pas tellement. S’il y a une histoire, ce n’est plus de l’histoire. Disons qu’on peut dire que c’est l’histoire d’une époque, c’est l’histoire d’une vocation ; mais c’est surtout un film où j’ai essayé d’avoir le moins d’artifices dramaturgiques et d’avoir plutôt un récit qui soit alimenté par une traversée de l’époque, avec encore des tensions entre les valeurs collectives et les valeurs individuelles. C’est un film qui montre comment, à un moment donné, il faut avoir le courage et la capacité de tourner le dos aux valeurs collectives pour trouver son propre chemin.

 

La fin du film est marquée par un certain désaveu tout-de-même ; un sentiment de renoncement…

Olivier Assayas : Non je ne crois pas parce que le renoncement n’est pas individuel. Disons que l’Histoire avance et que les individus s’y adaptent… Si vous voulez, l’histoire de l’après-Mai 68, l’histoire du gauchisme, elle a été souvent racontée par les gauchistes. Or le mouvement n’était pas exclusivement gauchiste. C’était un mouvement de la jeunesse, globalement, et certains avaient des engagements politiques de cet ordre-là. Et il y en avait d’autres qui avaient d’autres engagements…

  Le gauchisme s’est trompé politiquement parce qu’il avait une tendance pro-totalitariste, il a flirté avec des états dont on peut dire aujourd’hui qu’ils étaient ce qu’il y avait de plus proche du fascisme, comme la Chine Populaire, l’Albanie. Donc d’une certaine façon il y a eu ce renoncement dont vous parlez parce que l’Histoire a été écrite par des gens qui se sont reniés, qui ont dit : « On s’est trompés. Maintenant on a vu la lumière… » C’était un peu l’époque des Nouveaux Philosophes…

  Il me semble que les erreurs politiques, les erreurs stratégiques du gauchisme l’ont conduit à son échec. D’une certaine façon, ce ne sont pas les gens, les très jeunes gens qui suivaient, qui y croyaient, qui en étaient un peu les fantassins qui ont lâché, qui ont renié ou renoncé à quoi que ce soit ; ils ont été lâchés par le mouvement politique qui se délitait autour d’eux. Il y a là quelque chose qui a à voir avec l’histoire de toutes les générations, de toutes les jeunesses : d’abord on s’identifie aux valeurs et à l’histoire d’un groupe, et puis on devient soi-même en s’individualisant, en suivant un chemin singulier qui est le sien.

 

Je pense à notre ex-président qui durant sa première campagne (victorieuse) avait déclaré qu’il fallait « liquider l’héritage de Mai 68 », or l’héritage de Mai 68, c’est justement ce qu’on voit dans votre film. Est-ce que vous pensez que par rapport à cette époque-là, on peut avoir un discours sur aujourd’hui ? Qu’est-ce qu’il pourrait nous apporter, comme éclairage ?

Olivier Assayas : Il y a déjà quelque chose d’un petit peu ridicule dans le fait qu’un homme politique dise qu’il faut effacer l’Histoire. C’est d’une naïveté absolue ! Nicolas Sarkozy et tout son ex-gouvernement peuvent y mettre toute la bonne volonté qu’ils veulent, ils n’arriveront pas à faire que l’Histoire qui a eu lieu n’ait pas eu lieu ! Il se trouve qu’elle a eu lieu, cette Histoire. Il se trouve qu’elle a un héritage. Quel qu’il soit, il irrigue la société d’une manière ou d’une autre. C’est très difficile d’avoir un jugement sur l’Histoire, parce que l’Histoire est monolithique, c’est un truc qui concerne tout le monde ; elle ne comporte pas de division politique, de Droite et de Gauche.

  A l’époque, oui, il y a des gens qui ont réagi selon leurs sensibilités politiques, mais avec la perspective d’un demi-siècle bientôt, c’est un fait, juste un fait ! C’est un fait historique qu’il faut analyser, décortiquer, essayer de comprendre, mais enfin on ne peut pas ne pas voir qu’il a transformé la société française, qu’il a transformé les mentalités, qu’il a transformé les manières d’être et le monde… On peut débattre, et d’ailleurs le débat ne sera jamais clôt, pour savoir si Mai 68 c’est le déclencheur ou si c’est le symptôme ? C’est-à-dire : est-ce qu’à ce moment-là il y a quelque chose qui s’est cristallisé et qui a déclenché la transformation de la société française ou bien est-ce qu’il y avait tout simplement une transformation de la société française qui  était déjà en cours et dont Mai 68 a marqué le moment d’ébullition ?

  Moi j’ai tendance à dire qu’il y a une dimension irrationnelle dans Mai 68, qui a débordé et  a dépassé tout le monde. Mai 68 n’a été contrôlé par personne ! Ce n’était pas un mouvement gauchiste, ce sont des gens qui après sont devenus gauchistes, mais qui au moment de Mai 68 ont été débordés ou dépassés par les événements ! Mais il y a aussi – comment dire ? – Je le vois par ailleurs du point de vue de la transformation de la société comme un symptôme.

  C’est-à-dire que la société a tout autant changé dans des pays limitrov qui n’ont pas eu leur Mai 68 ! Il n’y a pas eu de révolution aux États-Unis, pourtant la vie et la société y ont changé du tout au tout à la fin de ces années-là.

  Les années 70 ont été une période de bouleversement. Il me semble qu’il y avait quelque chose d’asphyxiant, d’archaïque dans la société d’avant, et  donc qu’il y avait quelque chose qui se comprimait et qui devait se défaire, se dénouer tout d’un coup ; une sorte de liberté de l’individu qui devait émerger, avec le meilleur et le pire de ça.

  Aujourd’hui les années 70 ont déjà subi un violent retour de bâton. Elles ont été marquées par cette idée de liberté. Or, oui, il y avait tout-à-coup cette idée que tout était possible, que tout pouvait être remis en cause, avec ce que ça comportait d’effrayant pour des jeunes gens. Vous imaginez, vous grandissez, vous devenez vous-même dans un monde où il n’y a pas de repères, donc chacun est contraint d’inventer ses propres repères, son propre chemin… C’était une période qui de ce point-de vue était inquiétante et qui faisait un peu peur, même si elle était passionnante. Du point de vue de l’expérimentation, dans la vie quotidienne des uns et des autres.

  Après, la fin des années 1970 / le début des années 1980, ça a été un retour de bâton terrible ! Où tout à coup, le matérialisme qu’on avait rejeté revenait à la puissance N. Il n’y avait plus que l’argent qui comptait. Il fallait faire de l’argent ; il n’y avait plus que les valeurs matérielles, et aujourd’hui on vit encore dans la continuité de cette idée.

  En 1989 il y a eu la chute du Mur de Berlin, ça a été une transformation de l’Europe, mais ça a surtout été l’échec historique du gauchisme ! Parce que si le gauchisme avait été ce qu’il prétendait être, c’est-à-dire un mouvement de liberté, il aurait compris qu’il fallait à ce moment-là être solidaires des gens qui se rebellaient dans l’ex-bloc de l’Est ! Le gauchisme a été incapable de l’être, il n’y a rien compris. C’était trop tard aussi.

  Mais les sociétés occidentales ont évolué inexorablement vers ce qu’on appelle aujourd’hui « le capitalisme financier », qui est une catastrophe et qui a achevé de détruire de façon plus profonde et plus violente toute structure sociale un peu saine qui pouvait demeurer. C’est l’apologie des injustices, c’est l’apologie d’un monde où ce qui pouvait demeurer d’humanisme dans la société contemporaine a été laminé. Bien plus que par les valeurs de Mai 68 ! Et je dois dire que si aujourd’hui il y a des valeurs qui me font peur, ce sont plutôt les valeurs du capitalisme financier, qui sont hors de contrôle et qui ont des conséquences dramatiques à l’échelle de la planète – et ne parlons même pas de l’écologie !

 

 

Après Mai, d’Olivier Assayas, avec Clément Métayer, Hugo Conzelmann, Lola Créton, Félix Armand, Carole Combs, India Salvor Menuez, Mathias Renou, Léa Rougeron.

Sortie le 14 novembre 2012

 

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