INTERVIEW- Dans le cadre de l’opération Ciné Cool, le réalisateur Philippe Falardeau et son comédien Fellag sont venus parler aux spectateurs de l’UGC Ciné Cité Ludres de leur très émouvant film, Monsieur Lazhar, l’histoire d’un immigré algérien qui, parallèlement à son combat pour l’obtention du statut de réfugié politique, apporte le réconfort aux enfants endeuillés d’une école québecoise. Ils nous ont parlé de leurs sources d’inspirations, du cinéma, et de ce fascinant et magnifique personnage de Bachir Lazhar…

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Qu’est-ce qui vous a particulièrement touché dans la pièce originale d’Evelyne de la Chenelière, Bachir Lazhar ?

Philippe Falardeau : L’idée de faire quelque chose autour du thème de l’immigration m’intéressait beaucoup, mais mes idées étaient trop didactiques, et dans la pièce, tout-à-coup je me suis retrouvé face à un immigrant ; mais ce n’est pas son statut d’immigrant qui semble fort dans la pièce, c’est plutôt sa fragilité, sa sensibilité, son sens de la dignité, et l’effet de miroir de son deuil par rapport à celui des enfants – qu’on ne voit pas mais qu’on devine. J’aimais l’idée de l’exploration du thème du deuil à travers la rencontre de deux cultures, et j’aimais l’idée de travailler sur un matériau fort, avec un espace de création autour, pour inventer les réactions des enfants.

 

L’auteure de la pièce est justement présente dans un petit rôle sur le film. Qu’est-ce que sa présence vous a apporté / a représenté  pour vous?

Philippe Falardeau : D’une part, c’est important pour moi d’avoir un personnage qui vient remercier Bachir Lazhar à la fin. C’est le seul personnage à le faire, et c’est un clin d’œil, puisque d’une certaine façon, on a là un auteur face à sa créature qui remercie son propre personnage !

  Evelyne est devenue une amie au fil du temps. C’est une très bonne comédienne, qui a notamment joué dans un film qui est sorti ici en début d’année, Le Café de Flore. Au début, je pensais lui faire jouer le rôle de Claire mais finalement je l’ai trouvée peut-être un peu trop jeune pour éprouver l’envie d’avoir une liaison amoureuse avec le personnage de Bachir Lazhar, donc finalement je lui ai offert ce rôle de parent un peu absent / pilote de l’air.

Comment comprenez-vous l’envie de Bachir Lazhar de s’intégrer justement, en reprenant un métier qui n’est pas le sien, mais qui était celui de sa défunte femme et qui est un métier aussi spécifiquement tourné vers l’Autre que celui de l’enseignement ?

Fellag : D’abord, le métier de sa femme, c’est quelque chose de très important. Pendant vingt ans, il a vécu avec sa femme qui était enseignante. Ensuite, lui, avant d’avoir ce café qu’il a ouvert à Alger, il était fonctionnaire ; c’est donc quelqu’un qui a une certaine culture. Il a engrangé tout son savoir d’élève, surtout pendant vingt ans aux côtés d’une femme qui chaque soir, chaque jour avant de partir, de prendre son petit-déjeuner, lui raconte ce qu’elle fait. Du moins c’est comme ça que j’imagine la chose…

  Il lit tout ce qu’elle fait, parce que Bachir est quelqu’un d’extrêmement curieux. On imagine qu’il s’intéresse, lit tout, regarde ses devoirs, qu’elle lui raconte les anecdotes de l’école, qu’il le lui demande, même… Elle doit lui raconter les problèmes de l’administration algérienne de l’époque…
  Il a une capacité « zeligienne »[1] à apprendre les choses. Il ne voulait pas vraiment être enseignant.


Philippe Falardeau : Non.

Fellag : Si l’histoire s’était passée dans un village agricole, il y serait allé en disant « J’ai vingt ans d’épandage derrière moi, je sais comment on creuse et comment on plante des légumes. » Et il l’aurait appris en se documentant là-dessus.

Philippe Falardeau : C’est un appel à l’aide, en fait. Un appel inconscient. Aller offrir ses services comme enseignant, c’est un acte inconscient pour sublimer la perte de sa propre famille d’une part, en s’entourant d’enfants ; d’autre part en marchant dans les pas de sa femme. C’est ce que j’aimais dans cette pièce : il plonge complètement. Et c’est ce que faisait remarquer l’autre jour Fellag ! Il m’a dit : « Je suis convaincu que Bachir Lazhar ne sait pas qu’il ment quand il va trouver la directrice en lui disant qu’il est enseignant ».

  D’abord il surgit carrément de nulle part dans le bureau de la directrice ; on ne le voit jamais entrer dans l’école. - Est-ce que Bachir existe ? Dans le fond, peut-être qu’il n’existe pas, peut-être que c’est un ange… - Ce sont deux fragilités qui se rencontrent puisqu’à ce moment-là, elle est extrêmement vulnérable aussi : elle est obsédée par les enfants, elle ne veut pas les laisser seuls…

Fellag : Tous les parents sont là…

Philippe Falardeau : Il n’y a plus personne qui veuille travailler dans cette classe-là, et donc elle est vulnérable au point de précipiter un geste d’embauche et lui, il est totalement disponible, sorti d’une boîte à surprise.

Fellag : Le cinéma, le théâtre, c’est l’art d’inventer des situations très fortes qui arrivent à un personnage ou à des personnages, et de voir ensuite de façon fictive comment il(s) va ou vont s’en sortir. On pose un problème et on trouve des solutions. Et plus ces solutions se ramifient, plus le spectateur est content ; comme s’il était lui-aussi plongé dans des situations graves et sauvé par le personnage qu’il voit.

  C’est aussi mettre en situation Bachir exilé : il arrive dans une école, que va-t-il faire ? Il y a mille façons de s’en sortir, et celle-là, c’est une solution très singulière et très intéressante parce qu’en même temps, elle permet de parler d’autre chose.

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Comment avez-vous abordé votre personnage, vous, Fellag ?

Fellag : Eh bien, il fallait que je montre à la fois la légèreté et la vivacité d’esprit, ce sens de l’écoute, de la curiosité, de l’analyse qu’a Bachir, tout ce qui est encore chez lui vif et léger malgré ce qui lui est arrivé ; et la deuxième chose, le drame, cette situation kafkaienne dans laquelle il se trouve, avec son pays qui est à des milliers de kilomètres, où il perd sa femme et ses enfants, la commission des réfugiés… Ce qui est très, très, lourd.

Donc il fallait que je trouve comment jouer le lourd et le léger en même temps. C’était ça mon questionnement avant le film, puis tous les jours et tous les soirs durant le tournage. Comment me déplacer dans l’espace, comment bouger un corps lourd et usé par tout ça (parce que vous avez vu qu’il mange mal, qu’il s’habille chez Emmaüs) mais qu’il porte, très, bien…

Philippe Falardeau : La chemise est repassée mais elle est un peu vieille

Fellag : Elle est vieille avec des petits trous… Comment arriver avec ça à avoir une tenue pour ce personnage qui soit crédible, pour être enseignant et dans la vie de tous les jours ? J’ai donc travaillé sur la lenteur du corps et l’œil qui brille, l’esprit vif.

Philippe Falardeau : Je rajouterais la retenue. Tu as fait preuve de beaucoup de retenue. Je suis allergique au jeu expansif et il a fait preuve à tous points de vue de retenue, même aux moments où il est au bord des larmes…

Fellag : Voilà. J’ai trouvé la musique du personnage et Philippe a été là pour me guider.

Philippe Falardeau : Tu avais utilisé une belle métaphore : tu avais dit que tu « étais sorti de ton verre d’eau… »

 

Fellag : Oui mon verre d’eau voilà. Bachir Lazhar est un verre d’eau. Plein. Il est plein de chagrin. C’est comme le disait le poète, je ne sais plus lequel – il faut que je le retrouve, parce qu’à force de chercher ! – « Ne me secouez pas, je suis plein de larmes ». Je me suis dit : « Bachir, il ne faut pas qu’on le secoue, il ne faut pas qu’il se secoue. Sinon, il y a tout qui va déborder. » Et donc il faut retenir le verre d’eau qui avance, qui fait tout pour empêcher que le chagrin le submerge, que les larmes débordent. Il faut le retenir.

Propos recueillis par Raphaëlle Chargois

 

Monsieur Lazhar, de Philippe Falardeau, avec Fellag, Sophie Nélisse, Emilien Néron, Danielle Proux… D’après la pièce Bachir Lazhar d’Evelyne de la Chenelière.

Sortie le 5 septembre 2012.



[1] Zelig est le héros d’un film éponyme de Woody Allen datant de 1983, avec Woody Allen et Mia Farrow, filmé à la manière d’un documentaire. La particularité de Zelig est de posséder une capacité presque surnaturelle à changer d’apparence et de discours, de façon à s’adapter à toutes les situations et à tous les milieux, comme une sorte de caméléon humain.

 

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