Les Nancéiens s’étaient déplacés nombreux le jeudi 29 novembre pour assister à la rencontre-débat animée par Charlotte Lacoste et Farès Ben Mena en présence de Laure de Vulpian.

silence-turquoise

 

Dans la salle des Sciences Humaines, la plupart des sièges avait trouvé occupant et l’intérêt était manifestement très vif. Il faut dire que l’objet du débat, Silence Turquoise, Rwanda 1992 - 1994, Responsabilités de l’Etat Français dans le génocide des Tutsi, essai co-écrit par Laure de Vulpian et l’ancien adjudant du GIGN Thierry Prungnaud, comporte une forte dimension polémique. Il soulève les points noirs de l’intervention française lors du génocide des Tusti par les Hutu au Rwanda, et dénonce l’attitude plus que contestable de certains hauts responsables politiques et militaires de l’époque, parmi lesquels l’ancien président de la République François Mitterrand et son état-major. Interpellant directement François Hollande et son gouvernement pour exiger que les investigations nécessaires soient menées et la vérité rétablie, les deux auteurs n’hésitent pas dans leur ouvrage à brandir l’accusation de « complicité de génocide », dans ce qui demeure l’ultime traumatisme d’un conflit où les rôles joués restent obscurs.

  Pour lancer le débat, Charlotte Lacoste a tout d’abord demandé à Laure de Vulpian de revenir sur les circonstances de sa rencontre avec Thierry Prungnaud et la genèse du livre. Une « aventure » que la journaliste, plus habituée à la prise de parole radiophonique, a décrite comme « difficile ». « Je ne savais pas du tout ce que c’était que d’écrire un livre. Le précédent n’en était pas vraiment un ; il s’agissait de retranscriptions d’un travail radio[1]. Ça m’a pris six ans ! »

  La discussion a cependant bien vite ramenée l’assistance dans les montagnes de Bisesero, traditionnel lieu de refuge pour les Tutsi, dont Laure de Vulpian explique qu’ils étaient régulièrement victimes de persécutions depuis 1959. Au début du génocide, le 6 avril 1994, ils étaient environ 50 000 à s’y abriter, et en à peine deux jours, les 13 et 14 mai, une grande attaque y fit plus de 20 000 morts.

  C’est lorsque Laure de Vulpian et Charlotte Lacoste ont évoqué le 27 juin 1994, et ce moment-clé si controversé de l’intervention de « Diego » que s’est produit l’une des plus grosses surprises de la soirée : Laure de Vulpian s’est alors tournée vers un homme dans la salle et lui a demandé d’apporter son témoignage. L’homme de stature plutôt carrée, aux cheveux ras, grisonnants, et au visage grave a alors pris la parole pour raconter Bisesero tel qu’il l’avait vécu. Il s’agissait en effet de « Philippe », l’un des collègues du GIGN de Thierry Prungnaud, présent à ses côtés lors de la découverte des survivants et des massacres perpétrés à Biserero, le 30 juin 1994, l’un des témoins interrogés par la journaliste lors de la préparation de Silence Turquoise. Parlant d’abord timidement, il évoqua ensuite les événements sur un ton où perçaient encore l’émotion et la colère.

« La population[2] de Gishyita avait racontée à Gillier[3] que le FPR les massacrait. Gillier y croyait dur comme fer. Le 28, on entend des détonations depuis le camp où on est, et ça conforte Gillier dans l’idée que la ville subit les assauts des rebelles. Le 29 après-midi, on ne peut rien faire, puisqu’on reçoit la visite du Ministre de la Défense, François Léotard.
  Le 30 on traverse Bisesero en mode militaire. A Givosu, on distribue des biscuits vitaminés. Et là, il y a un homme qui veut nous voir, accompagné d’un plus jeune. Ils nous montrent une maison qui avait dû être brûlée la veille, ça fume encore. Ils insistent, ils nous disent qu’il faut qu’on redescende, parce que c’est en bas que ça se passe. » Revenant sur le sauvetage d’un millier de Tutsi auquel il a participé, il conclut : « C’est le lendemain qu’on a compris que les gens qu’on avait sauvés étaient de l’ethnie que depuis le début on nous avait désignée comme ennemie ».

  A la suite de cette intervention-surprise, le débat s’est orienté sur le rôle obscur que l’armée française serait soupçonnée d’avoir joué dans la formation et l’entraînement militaire des Interhamwe, la milice rwandaise Hutu, qui exhorta durant le génocide la population civile au massacre des Tutsi avec une violence inouïe. Dans Silence Turquoise, Thierry Prungnaud[4] évoque ce sujet, attestant qu’il aurait vu des militaires français fournir un entraînement à des civils ; ce qui est strictement interdit par le code militaire…

Les Facettes Cachées de Turquoise

  L’objet de toutes les interrogations était cependant Turquoise[5], l’opération prétendument humanitaire menée par l’armée française sous mandat de l’ONU, qui se trouve au centre des questions soulevées par le livre de Laure de Vulpian et Thierry Prungnaud. Opération humanitaire ? Pas si sûr, à en croire Philippe, qui déclare spontanément : « Nous jusqu’au 30 juin, on est en situation militaire. On vient faire des reconnaissances d’axe en attendant que les forces combattantes arrivent. On est là pour ouvrir des portes, mais sans aller trop loin, car il ne faut pas aller au contact avec le FPR. » Et Laure de Vulpian d’enchaîner : « Politiquement, à nous, citoyens, on nous dit que ça va être une opération pacifique : on va sauver des vies. Mais on ne nous dit pas quelles vies, ni comment.

  De mon point de vue, face à un génocide, il faut choisir son camp. Mitterrand était dans un camp avant ; le problème c’est qu’il y est resté. Je ne sais pas si Gillier est cynique ou naïf, car je n’ai pas pu le rencontrer. Mais ce qui est sûr, c’est que le mandat de l’ONU a été trahi. Quand on écoute ce que dit Philippe, juste là, on sent bien qu’il y a un ennemi, que des embuscades étaient tendues à la lisière de la zone humanitaire pour canarder du FPR ! »

  Spontanément, le public, dont la majeure partie était visiblement constituée de personnes déjà instruites au sujet du conflit rwandais et du génocide qui s’ensuivit a alors commencé à s’adresser à la journaliste pour lui poser des questions. Celle d’un homme plutôt âgé, aux cheveux gris, fut l’occasion de faire quelques rappels importants concernant les questions des éventuels enjeux économiques du génocide, de l’existence d’accords de défense passés entre la France et le Rwanda, et de l’épineux problème de la division « ethnique ».

Ainsi Laure de Vulpian explique : « Il n’y avait pas vraiment d’enjeux économiques, car le Rwanda est un tout petit pays enclavé, dont les seules richesses sont le café et le thé.

Le Rwanda est, de plus, une ancienne colonie belge. Quand la Belgique se retire, De Gaulle y va. En 1973, Juvénal Habyarimama y prend le pouvoir grâce à un coup d’état. Il sera président jusqu’à sa mort en 1994. En 1975, Valéry Giscard d’Estaing entame la coopération avec le Rwanda. Elle est d’abord culturelle, puis on commence à leur vendre des armes… Il n’existe pourtant pas d’accords de défense à proprement parler ; c’est une simple « coopération militaire et technique » qui est instaurée en 1975. Cela n’impliquait donc pas d’obligation, ni même normalement de légitimité d’intervention de la France au Rwanda.

  Ensuite, au Rwanda, il n’y a pas d’ « ethnies » en termes critères anthropologiques mais des catégories socioculturelles. C’est parmi les Tutsi qu’on trouvait les rois et les reines, puisque jusque 1959, le Rwanda était une monarchie. Les Hutu, qui représentaient plus de 84 % de la population, étaient des cultivateurs ; les Tutsi, environ 15 % de la population, étaient des éleveurs et enfin les Twa, à peine 1 %  étaient des cueilleurs. En raison de disparités économiques importantes, les Hutus avaient toujours été jaloux des Tutsis historiquement. Or, les Belges avaient décidé de favoriser la catégorie majoritaire, parce que les monarques Tutsis voulaient promouvoir l’indépendance et la laïcité… Les colons ont donc favorisé l’émergence d’une élite régionale Hutu, qui  a dirigé le pouvoir durant les deux républiques qui se sont succédées jusqu’au coup d’état de Habyarimama, en se fédérant autour d’un ennemi commun : les Tutsis. C’était un système réellement ségrégationniste qui avait été mis en place, qui prévoyait notamment qu’il ne pouvait pas être employé plus de 10 à 15 % de Tutsis dans l’administration et les écoles et aucun dans l’armée. Mais en réalité, la division ethnique avait été instituée par le colonisateur Belge bien avant, en 1931 : les Belges avaient alors instauré un livret d’identité où figurait la mention soi-disant « ethnique ». Cette division relevait avant tout d’une question sociale, mais les Belges avaient voulu figer tout ça. Et de cette façon, pendant le génocide, au Rwanda, on vous demandait vos papiers ; et si vous étiez Tutsis, vous y passiez. Les Interhamwe exhortaient les gens à tuer les cafards

  C’est ainsi, pendant plus de deux heures, que l’échange sur ce terrible génocide à propos duquel toute la lumière n’a toujours pas été faite, a tenu en haleine un public pris à cœur et visiblement captivé.

 



[1] Laure de Vulpian avait réalisé un cycle de vingt-cinq émissions de radio d’une durée d’une heure lors des procès de quatre présumés génocidaires à Bruxelles en 2001. Celles-ci avaient donné lieu à la parution d’un livre, Rwanda, un génocide oublié ? Un procès pour mémoire, aux éditions Complexe, en 2004.

[2] Des Hutus, bien sûr, les Tutsi qui vivaient là avant le génocide ayant dû fuir depuis bien longtemps pour se réfugier et se cacher dans les montagnes.

[3] Marin Gillier, qui possède désormais le grade de vice-amiral était alors capitaine de frégate des commandos de marine (Trepel) et dirigeait le détachement de Gishyita en juin 1994.

[4] Il était alors en mission au Rwanda pour encadrer un stage de formation de la future Garde Présidentielle.

[5] 22 juin – 21 août 1994.

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